Un récit de Setu par Lucie Desaubliaux

TOUTE CETTE FLOTTE
SETU 2024 par Lucie Desaubliaux

Toute cette flotte. Le vent et la flotte partout, sur les champs, les toits, les arbres. L’humidité dans le fond des godasses, dans les sacs de couchage, à l’intérieur des cirés. Toute cette flotte le matin autour du hangar et le vacarme sur les toiles de tente toute la nuit d’avant. Le sol retient les pieds, on ne voit pas le fond des flaques, les essuie-glace écopent le pare-brise et les voitures devant ne sont que deux points de lumière rouge sur la route de Menez Roz Yan.

Toute cette flotte. Bien sûr qu’on y va quand même mais si ça continue comme ça comment est-ce qu’on va en revenir ?

Toute cette flotte et à midi le ciel bleu sans prévenir, on peut respirer sans se noyer et on relève enfin la tête en sortant de sous les barnums. Bon timing, celleux qui n’étaient pas déjà là la veille commencent à arriver, iels descendent le long du chemin de Menez Roz Yan et pointent à l’accueil. Les sandwichs sont servis. On éponge les bancs et on s’installe aux tables sous le nouveau soleil.

Setu va commencer, nous suivons un très petit drapeau rose tout au bout d’une longue perche. Nous suivons les sifflets comme un troupeau bien sage, c’est un sifflet doux et très poli qui a l’air de s’excuser.

Les organisateurices s’alignent pour le discours. Ambre le chien bénévole les rejoint pour aider l’algorithme des publis sur Insta. C’est dur d’écouter un discours d’inauguration quand on veut juste que tout commence. On retient qu’ici, il y a beaucoup d’animaux. C’est donc normal que là maintenant, un bélier écoute aussi le discours. On va vivre ensemble pendant deux jours alors il faut surveiller la grande chèvre qui broute les poubelles. Ambre et le bélier se regardent. Le bélier agite les cornes pour gagner le duel bélier-chien et Ambre, qui n’a pas de cornes, s’éloigne comme si rien ne s’était passé.

En face il y a la ferme aux portes toujours ouvertes. Devant la ferme, il y a des oies blanches et des oies grises, les oies ne se mélangent pas. Les blanches courent en ligne et les grises tendent le cou haut et droit. Un tout petit lapin blanc tape des sprints à fond la caisse autour d’un chêne. Il n’a besoin de personne d’autre pour vivre sa meilleure vie. Il y a le bruit de la rivière qui coule au fond du vallon. À gauche du chemin qui mène vers les deux champs, vers les espaces de performance et les tentes en ligne sous les châtaigniers, un éboulis de pierre descend dans les roseaux.

Setu commence. On entre dans la crèche. Devant nous, il y a une flotte de bateaux sur une mer de paille, leurs coques sont des huîtres avec par-dessus une plume pour le mât et la voile. La crèche ressemble vraiment à une crèche. Nous nous asseyons sur la paille devant les huîtres pour regarder le concert d’Antoine Bellanger. Antoine Bellanger porte une casquette orange et blanche. Dessus, il y a marqué “Oui mais non”. Antoine Bellanger chante Emily Dickinson sans micro. Il balance les pieds et il tient ses mains derrière son dos, comme un enfant à la chorale ou comme quelqu’un qui veut expliquer simplement quelque chose de compliqué. Le concert d’Antoine Bellanger ressemble à une collection d’enfant, la collection rend les choses qu’elle contient précieuses. Le concert d’Antoine Bellanger a l’air d’être enregistré sur VHS. Nous avons l’impression à la fois de regarder la VHS et d’être dedans. Ses instruments sont posés devant lui sur une planche rose et il y a des sifflements comme des souffles sur des goulots de bouteille. Antoine Bellanger dit “Salut, ça va ? OK super, bon ben c’est parti”. Antoine Bellanger fait une ombre chinoise de cerf en plein jour. Personne ne voit l’ombre mais tout le monde pense le cerf. Des poules passent sous la sono. La crèche est la cabane d’Antoine Bellanger, il nous a invité·es dedans, c’est à la fois l’intérieur et l’extérieur de la cabane, tout petit et très grand, le passé et maintenant. La cabane d’Antoine Bellanger est feutrée, dedans Antoine Bellanger parle de grottes, de cosmos et de chats. Antoine Bellanger lève les mains droites au-dessus de sa tête rentrée dans ses épaules et de ses yeux ouverts très ronds. Il ne bouge plus comme un chat qui fait semblant d’arrêter d’exister. Antoine Bellanger parle du détail des grandes choses. Antoine Bellanger transforme les choses minuscules en trésors. “L’infini n’est pas loin”, dit Antoine Bellanger en chantant. Il dit aussi que l’univers est dans une pelote de pelote basque. Antoine Bellanger s’assoit sur une petite caisse pour écouter une K7. “Il voyage en solitaire”, dit Antoine Bellanger dans une chanson. Antoine Bellanger partage avec tout le monde les choses qu’il voit tout seul. Le concert d’Antoine Bellanger est drôle-triste, comme les bons souvenirs qu’on retrouve longtemps après. C’est la fin du concert mais pas vraiment. À tout à l’heure Antoine.

C’est incroyable tout ce bleu maintenant que la pluie n’est plus là et puis quand le regard touche le sol c’est incroyable tout ce vert. Les deux grands champs où tout va se passer sont des plages qui descendent vers la mer-forêt. Sur leurs pentes, l’herbe fauchée est couchée en ligne comme des laisses de mer déposées par des marées invisibles.

Pauline Brun est d’abord une silhouette immobile. La silhouette est debout dans le champ. Elle a l’air étrangère. Elle a l’air découpée d’une photo en noir et blanc et collée sur une carte postale en couleur de la forêt. La silhouette porte des gants blancs et une casquette noire. Elle porte aussi un sac plastique noir entre ses gants blancs. On ne voit pas son visage sous la casquette et la silhouette ressemble peut-être à Mickaël Jackson. Nous nous habituons à la silhouette de Pauline Brun debout là et le champ, la forêt et même le vent prennent l’air d’étrangers. BOUM BOUM des basses sortent des enceintes à travers la prairie. Pauline Brun ne bouge pas, c’est sa casquette qui bouge. La casquette se relève petit à petit et dessous, il y a un sourire rouge. La casquette s’arrête quand le sourire est complètement là. Le reste du visage n’existe jamais pendant toute la performance. La silhouette de Pauline Brun devient un mannequin cabossé. Les gestes du mannequin de Pauline Brun sont saccadés, ils ne font pas complètement comme ils devraient, comme si les membres du mannequin de Pauline Brun ne fonctionnaient pas correctement en même temps. “Wooooh, okay”, dit la voix du mannequin de Pauline Brun. La voix est grasse et dégouline. La voix nous fait penser qu’elle est masculine. Les gestes et la voix ont l’air vidés d’une partie de ce qui fait que quelqu’un est vivant. La voix du mannequin de Pauline Brun annonce la performance. La voix dit qu’il va se déshabiller puis faire le tour de la chaise et le tour du micro. La voix essaye d’ambiancer le mannequin avec ce programme. “Yeah, super, okay” dit la voix du mannequin de Pauline Brun. Son enthousiasme ressemble à des sanglots. Tout a l’air d’avoir du mal à exister en même temps, le corps du mannequin, la voix du mannequin, les gestes du mannequin, la performance du mannequin. En se téléportant ici, au milieu du champ auquel il n’appartient pas, le mannequin a perdu des bouts à l’intérieur de lui. Le mannequin de Pauline Brun commence à se déshabiller. “Yeah, good, nickel, super” dit le mannequin pour continuer à s’ambiancer. Le mannequin tire sur ses vêtements. On ne voit jamais son corps mais les vêtements se déplacent, son menton retient son marcel sur son torse et son collant reste coincé au niveau de ses jambes. La voix finit par se désincarner totalement, elle ne sort plus que des enceintes, la bouche rouge ne bouge plus, la bouche sourit juste mais la voix continue de s’auto-encourager partout dans la prairie. “Good, Ok, nickel, super, mmmh, mmmh”, dit la voix, elle ne s’arrête pas, elle répète ces mots comme un directeur de film porno, le corps du mannequin galère mais il entreprend ce qui a été annoncé. La voix continue et le mannequin fait le tour de la chaise, la voix continue et le mannequin porte le sac et la chaise sur laquelle il était assis, la voix continue et le corps du mannequin avance et galère et arrive au bout de ce qui a été dit, la voix continue et le corps du mannequin s’assoit dans l’herbe, la voix continue, la voix dit “Oooooh wah” et le corps du mannequin lâche le sac. 

Nous applaudissons et c’est étrange de découvrir le corps de Pauline Brun qui prend vie sous la casquette du mannequin qui cesse d’exister. 

Quand un chien aboie, même très loin, les autres chiens du vallon répondent. C’est important. En ville, les chiens aboient seuls comme s’ils avaient oublié de s’écouter ou qu’ils ne savaient plus quelle est leur langue.

Nous descendons le champ jusqu’à la rivière en bas. “Salut”, redit Antoine Bellanger. Antoine Bellanger parle de montagnes et de torrents et de la fin d’un toboggan pour gouttes d’eau. Il n’y a plus les enregistrements de souffles mais il y a le vrai vent qui a l’air d’être pote avec Antoine Bellanger. Derrière, il y a des bruits d’eau animale. On dirait que la musique d’Antoine Bellanger contrôle l’eau. Après sa chanson, Antoine Bellanger dit : “On se rejoint plus tard du coup ?”. Antoine Bellanger lance un caillou dans l’eau et le son du caillou qui plonge revient amplifié. Antoine Bellanger continue à amplifier des jets de cailloux et des enfants viennent l’aider. À tout à l’heure Antoine.

Nous remontons le champ et nous descendons la route vers la forêt et la rivière. Nous suivons le dos du ciré bleu d’Elise Brion. Nous sommes dix, Elise Brion est venue nous chercher en haut du chemin, elle nous a souri sans rien dire et nous nous sommes mis·es à marcher. Les pieds d’Elise Brion font un bruit de sabots sur le bitume de la route. Le bruit des sabots est incomplet car Elise Brion n’a que deux pieds. Elise Brion nous fait un sourire qui veut dire stop. Elle part seule en bleu dans le sous-bois. La boue fait taire les sabots. Il y a des frôlements de feuilles, personne ne parle. Nous regardons le point de vue à travers les arbres dans lequel Elise Brion a disparu. Nous ne bougeons pas. Nous attendons et nous entendons la rivière. Nous entendons le vent un peu et puis nous entendons un instrument, comme une flûte quelque part dans le point de vue. La rivière ne fait plus de bruit pendant que le vent s’accorde à la flûte. La flûte s’arrête et Elise Brion revient. Elle referme les pressions de la poche droite de son ciré. Elise Brion fait un sourire qui dit continuons. Le vent reste pendant que nous partons. Le sourire d’Elise Brion dit stop devant la route. Elle fait quelques pas sur le bitume et elle souffle la descente d’un scooter invisible dans un kazoo qu’on ne voit pas. Le kazoo passe et la route est vide et nue car le kazoo n’a laissé aucune trace. Les sabots sous les pieds d’Elise Brion repartent le long d’un chemin jusqu’à une clairière. Dans la clairière, il y a des carcasses de voiture, des conserves dorées, une baignoire et un silo couché. Stop, Elise Brion fait un sourire. Le bleu d’Elise Brion disparaît dans le silo. Nous attendons un peu et le silo fait des claquements de grottes, de gouttes de cave. Les clics et les clacs deviennent plus rythmiques et s’organisent dans un nouveau tableau sonore qui s’accroche aux arbres au-dessus. Nous nous arrêtons devant chaque tableau d’Elise Brion et nous écoutons comme pour reconnaître le chant d’un oiseau. Nous sentons que les sons viennent d’ailleurs, d’autre part en dehors. Nous ne voyons jamais ce qui les produit mais ils s’intègrent dans la forêt autour, comme l’herbe très verte qui pousse sur le capot de la voiture renversée derrière nous. Elise bleue Brion sort du silo, elle redescend seule la route jusque derrière le talus et elle disparaît encore. Il y a un claquement plastique de plus en plus fort, comme un pas qui résonne contre la colline, qui se rapproche puis qui faiblit en s’éloignant. Des fois, le pas s’arrête comme s’il hésitait. Au milieu de tous les détails de la forêt, les sons peuplent plus que les images. Le vent reprend à la fin des pas et les sabots et le ciré bleu d’Elise Brion reviennent. Le sourire nous dit de l’accompagner au-dessus de la décharge, au-dessus du vallon et au-dessus de tous les autres tableaux. Sourire, stop, Elise Brion descend une paroi et son bleu disparaît dans les châtaigniers. Alors, on entend la voix d’Elise Brion. C’est elle qui chante, même si on ne la voit pas. Elise Brion chante du jazz et nous regardons la forêt en retraçant tous les sourires-stop par lesquels nous sommes passé·es. Elise chante, et puis juste à la fin, un mouton bêle. Elise revient et elle nous dit un sourire au revoir. 

Au début, on ne sait pas si c’est le retour de la pluie ou les arbres qui se débarrassent de toute la flotte passée. On remonte de la forêt, le ciel bleu se rétrécit de plus en plus, et il ne reste plus qu’une énorme averse. Nous rentrons toustes sous le grand hangar. On regarde le barnum dehors qui prend la flotte au lieu d’accueillir le concert d’Aurélie William Leveaux et Baptiste Brunello. La flotte continue, le barnum reste vide, on remplit nos verres.

Comme ce matin, le ciel bleu revient d’un coup. Le sifflet s’excuse de nous dire de rejoindre la crèche. Dedans, il y a Hilary Galbreaith qui porte un masque de maquillage rose sur son visage et un verre de bière dans sa main. Iel porte aussi une salopette délavée. Le maquillage est jovial mais statique. Cette fois nous n’entrons pas dans la crèche, la paille a été poussée tout au fond et Hilary Galbreaith est sur le seuil. Nous nous asseyons sur des bancs devant Hilary Galbreaith. Derrière iel, une batterie attend. D’abord, il y a l’introduction. La voix d’Hilary Galbreaith parle avec reverb. C’est le récit d’une incitation au dialogue avec une IA. Ça s’appelle “Would you still love me if I was a worm”. Hilary Galbreaith nous explique que les IA ne sont pas bavardes. Il faut les pousser à parler. Elles sont avares en développement, elles ont peur de se mouiller. Hilary Galbreaith nous parle du conduit entre la bouche et le trou du cul. Iel nous parle des vers qui sont la forme la plus simple et la plus directe de ce conduit. Le récit d’Hilary Galbreaith entremêle l’organique et le cosmos, l’intestin et l’univers. Hilary parle à ChatGPT et ChatGPT panique. “Ce contenu viole peut-être nos politiques d’utilisation” chante ChatGPT avec la voix autotunée d’Hilary Galbreaith. La voix ressemble à la lune. Hilary Galbreaith, son maquillage et sa voix lancent des ondes. Les ondes vibrent comme une toile tissée entre nos corps. La toile horizontale est perpendiculaire au récit vertical qui descend du cosmos à nos pieds, de notre bouche à notre trou du cul. Hilary Galbreaith augmente les ondes en jouant de la basse, iel ajoute des loops de vibrations et sa voix est toujours plus réverbérée. Nous nous enfonçons dans la voix et dans les notes d’Hilary Galbreaith. Le visage rose au-dessus de la salopette d’Hilary Galbreaith devient le visage d’un ver et nous devenons le reste du corps du ver. Il y a de lourds kicks qui secouent notre transe. La voix d’Hilary Galbreaith devient une voix d’hyperespace, la voix d’Hilary Galbreaith est une voix de fusée avec derrière un synthé planant de films de SF des années 90. Hilary Galbreaith continue le dialogue avec ChatGPT. ChatGPT et Hilary Galbreaith sont dans le cosmos de la digestion. Hilary Galbreaith a fait décoller la crèche. Nous ne faisons plus partie du paysage, nous sommes quelque part en orbite, au-dessus de tout, à l’intérieur de tout. Nous dérivons dans le vide de la boucle du dialogue entre vers et digestion du grand cosmos. “ChatGPT, who are you?” demande Hilary Galbreaith. Pour conclure, Hilary Galbreaith nous explique la wormdance. C’est une danse où on tape des pieds en rythme pour faire remonter les vers de terre. Toujours une histoire d’ondes et de vibrations. Hilary Galbreaith s’assoit à la batterie et rajoute du rythme aux loops de basse. Le rythme de la batterie et celui de la basse dialoguent, ils se décalent et se raccrochent. Ça discorde d’abord et puis le rythme gonfle, s’étend, il se démultiplie en couches superposées et sourdes, les couches se heurtent et s’entrechoquent, elles finissent par s’annuler à force de s’additionner, la voix noyée d’Hilary Galbreaith derrière dit “Hit me”, la voix d’Hilary Galbreaith s’étale en couches elle aussi, en couches qui s’empilent et s’empilent et s’empilent et s’empilent jusqu’à ce que l’espace n’en puisse plus et que le larsen arrive. Alors, les voix cessent, le rythme aussi, le visage d’Hilary Galbreaith se rallume sous le maquillage et Hilary Galbreaith dit “Merci.”

Pendant le voyage interstellaire avec Hilary Galbreaith, une paire de chaussettes jaunes dans des crocs roses sont passées sous la barrière. Nous n’avons pas vu leur visage. Devant la ferme, lea chef·fe des oies blanches et lea chef·fe des oies grises se sont allié·es pour se battre contre un paon et le paon a gagné.

Depuis le début de Setu, à côté du champ, il y a un trou. À côté du trou, il y a des pelles. À côté des pelles, il y a un rack avec des bâtons. Nous n’avions pas vraiment fait attention. Maintenant que le sifflet nous rassemble là, il y a Joana Teule à côté du trou. Pas loin de Joana Teule, le bélier regarde. Joana Teule dit “Je vais très peu parler”. Joana Teule explique quand même que chaque année, elle fait du vin de pêche. Cette année à l’époque du vin de pêche, elle est à Setu. Le vin de pêche 2024 sera du Finistère. Pour le vin de pêche, il faut des feuilles de pêcher, qu’elle a récupérées à Quimper. Il faut 99 feuilles, 1 litre de vin, 1 verre d’alcool et 33 morceaux de sucre. Joana Teule nous montre les grandes bouteilles qui contiennent le vin de cette année. Les bouteilles sont cachetées avec de la cire rouge. Maintenant, il faut maintenant mettre le vin en cave pour qu’il soit dégusté l’année prochaine. La cave, c’est le trou aux pieds de Joana Teule. Nous allons descendre le vin dans le trou, reboucher le trou et attendre Setu 2025. Mais avant, il faut déguster la cuvée 2023, que Joana Teule a ramenée avec elle. Joana Teule nous montre les branches sur le rack derrière. Dans chaque branche, il y a à peu près cinq creux bien ronds et ces creux seront nos verres. Il faut trouver des coéquipier·es de branche, des personnes à peu près de la même taille que nous. Nous discutons d’abord pour savoir si on boit ça en shot ou si on choisit des petites lampées. Les branches se baladent au-dessus de nos têtes, les équipes se forment et les branches verticales pivotent à l’horizontale. Nous nous entraînons à boire les trous vides. Le bois est rugueux contre nos lèvres, nous nous rappelons cette sensation de l’époque où nous mettions beaucoup plus de choses aléatoires contre notre bouche qu’aujourd’hui. “On dirait que vous allez jouer de la flûte”, on nous dit. Et puis on nous dit “Service” et nous descendons la branche à hauteur de bouteille. Nous découvrons que le vin de pêche est ambré. Il fait comme un petit miroir rond et cuivré au milieu de la branche. “Le bois boit” nous disons, et les trous prennent chacun leur petite part du vin doré. “Toutes les branches boivent ensemble”, on nous prévient. Nous formons des lignes, toustes relié·es par des branches au-dessus de Joana Teule, comme de grandes tablées sans tables. Enfin, ensemble, les branches se lèvent et pivotent vers nos lèvres. Nous buvons. Le vin est doux, frais et chaud, et piquant. C’est bon. Les branches vides repartent et nous nous rapprochons du trou. Les bouteilles de l’année 2024 y disparaissent. “Le trou est méga profond”, nous entendons et nous entendons aussi qu’il a fallu quatre heures pour le creuser. Tout le monde peut aider à le reboucher. La terre qui tombe au fond du trou fait un bruit moelleux. “C’est un beau trou” et tout le monde est d’accord. C’est un trou découpé net, on voit sur ses parois les strates du sol empilées, avec des fois des trous pour les cailloux disparus. Les bêcheureuses se relayent. Joana Teule a accroché un fil à la plaque en bois qui recouvre les bouteilles au fond du trou. À l’autre bout du fil, dans la main de Joana Teule, il y a un gros caillou. Le fil doit rester tendu pendant qu’on rebouche. C’est le caillou et le fil qui aideront à retrouver la cuvée l’année prochaine. Joana Teule a compté les pas depuis différents endroits pour aider à retrouver la pierre, le fil et le trou. Nous regardons le trou se remplir et la glacière et les bidons bleus à côté, le réchaud qui a chauffé la cire rouge et le torchon vichy par-dessus. C’est un parfait tableau de fin de cuvée.

Toutes les tentes de celleux qui dorment ici sont montées maintenant, ça forme une ligne de petits igloos de toutes les couleurs qui se suivent jusqu’au fond des champs. Le soleil a commencé à descendre et la lumière prend la couleur du vin de pêche.

Nous nous asseyons en haut du champ et Zahna Siham Benamor reste debout. Elle est droite et sombre au milieu de nous. Un rythme de drums commence et la lecture de Zahna Siham Benamor aussi. La voix de Zahna Siham Benamor se cale entre, sur, dans les coups qui résonnent. Le texte et la musique nous frappent derrière le crâne. Zahna Siham Benamor porte un grand voile sur sa tête. Le voile descend sur son visage et ses épaules. Derrière le voile ses traits sont flous, comme s’ils étaient dessinés au fusain. Sa silhouette est grande au-dessus de nous et noire contre le ciel bleu et illuminée par la lumière de plus en plus dorée. Zahna Siham Benamor tient dans ses deux mains un carnet dont la couverture ressemble à du marbre noir. Zahna Siham Benamor lit le texte dans le carnet, comme un livre sacré. La langue de Zahna Siham Benamor martèle des syllabes, ses mots sont super-articulés. Ses dents blanches apparaissent et disparaissent grises derrière le voile. Régulièrement entre les pages, Zahna Siham Benamor lance une incantation. Elle courbe son dos pour onduler plus près de nous, elle relève la tête pour nous regarder et elle siffle “Le sang appelle le sang”. Le texte s’accélère et le volume de la voix de Zahna Siham Benamor augmente. Le texte se répète aussi. “Le médecin m’a fourni du Fentanyl, a tenu un discours important sur l’exxxcitation” dit Zahna Siham Benamor. La folie monte, l’exxxcitation aussi. Au milieu du champ et au milieu du public, Zahna Siham Benamor se dresse et sa silhouette devient encore plus noire. Zahna Siham Benamor parle de maman et papa et moi et moi et je. Sa langue s’embrouille au fur et à mesure que le texte remplit sa bouche. L’exxxcitation devient pâteuse. Zahna Siham Benamor continue d’osciller sous Fentanyl, et toujours, elle finit par se courber. “Le sang appelle le sang, le sang appelle le sang”. Elle nous prévient. L’incantation résonne partout même quand Zahna Siham Benamor ne la prononce pas. Alors le rythme varie et Zahna Siham Benamor se dévoile. Zahna Siham Benamor enroule son voile noir entre ses deux mains, une de ses mains se tend devant elle et l’autre se replie contre son épaule. Zahna Siham Benamor nous vise avec son voile-fusil. Elle vise nos têtes assises par terre et nos têtes font toutes sortes de choses. Il y a des têtes qui se concentrent vers le bas, des têtes qui écoutent vers le haut, des têtes qui oscillent avec le sang qui appelle le sang et des têtes complètement figées. Nous avions froid mais la voix et le rythme de Zahna Siham Benamor nous réchauffent. Zahna Siham Benamor continue de scander et la musique disparaît. Il ne reste plus que sa langue qui claque toujours, sa voix nue toujours traînante et rythmique. Dans la voix il y a l’essoufflement, la salive, le Fentanyl, le sang. Le sang appelle encore le sang, jusqu’à ce que le texte s’arrête. Zahna Siham Benamor nous traverse et elle part en chantonnant. On voit sa silhouette noire de dos qui descend le champ vers la forêt et qui s’éloigne, et pourtant sa voix reste près de nous, diffusée par les enceintes. On se demande si elle s’est détachée de Zahna Siham Benamor pour rester pour toujours au-dessus de la prairie. Quand la voix s’éteint enfin, Zahna Siham Benamor revient de loin, nous attendons qu’elle se rapproche et sa voix qu’elle rejoint dit “Merci”.

La nuit est tombée, nous sommes rentré·es sous le hangar et nous avons mangé ou bu ou les deux à la fois et nous savons maintenant que nous allons avoir très froid dans la nuit.

Devant la crèche il y a un banc sur lequel est assise la marionnette d’une femme. Tout autour, il fait nuit et une lumière projette son ombre sur les ajoncs. La marionnette est en carton et ses jambes sont en bois articulé. Elle porte des gants. Nous attendons, tout le monde se tait sauf un enfant. Audrey Danet arrive et elle nous raconte une histoire ou une chanson. L’histoire d’Audrey Danet est remplie de grand mots et de petites choses. La voix d’Audrey Danet est douce, on entend son souffle dans le micro. Audrey Danet raconte son histoire comme la récitation d’un poème à l’école. Elle sourit en récitant, nous sommes ses camarades de classe et nous l’écoutons assis·es devant elle sur des bancs. Des fois, Audrey Danet se trompe dans la récitation, elle dit “pardon” en rigolant un peu et son histoire est encore plus poétique. Audrey Danet nous dit que la marionnette se demande si elle a bien fait de déménager. Un poirier pousse sur la tête de la marionnette. Audrey Danet passe derrière les ajoncs et ramène une poire. L’histoire se termine. Elle était courte et belle, elle était drôle et elle était tendre et nous aimerions l’entendre tous les soirs au milieu de la nuit devant les ajoncs. 

Il fait très froid maintenant. Nous faisons des allers-retours vers les tentes et les voitures et les camions pour toujours prendre plus de couches mais nous ramenons nos couches une par une, pour ne pas gâcher nos cartouches. 

Aurélie William Levaux et Baptiste Brunello se sont installé·es sous le hangar, devant les murs vert pomme et sous l’isolation argentée. Derrière elleux, un feu de cheminée brûle dans une télévision. La lumière est orange. Nous attendons le début, ça a l’air de vouloir commencer mais Baptiste Brunello disparaît dans le public. La foule scande “Baptiste” pendant qu’Aurélie William Levaux se marre et tape dans ses mains. Baptiste Brunello revient et, là, ça y est, le concert va commencer, mais “Tu devais pas chanter une chanson d’abord Baptiste ?” demande Aurélie William Levaux. Alors Baptiste Brunello chante une chanson en jouant de la guitare sur un piano contre son torse. “Flo, tu peux monter la voix ?” demande Baptiste Brunello. Il y a des réglages à faire et des gestes s’échangent avec Flo le régisseur. On ne sait pas ce qui est vrai ou ce qui fait partie du jeu, on ne sait pas où est l’erreur, les balances, le larsen, l’oubli. “Ma que bueno, bueno, bueno” chante Baptiste Brunello. Après, Pascal la voix nous raconte l’histoire du loup et du gorille. Aurélie William Levaux fait le loup et Baptiste Brunello fait le gorille. Le hangar, les murs verts, le public et Setu deviennent une fête de village, sûrement un village du Sud. C’est dans ce genre de fête que le loup et le gorille se rencontrent et le loup chante une chanson sur la file d’attente pour les WC. “Baile, baile, baile”, chante le loup parce qu’il continue à danser quoi qu’il arrive, même quand l’attente aux toilettes tourne mal. “C’est une histoire d’amour qu’on raconte ici” dit la voix. Le loup dit au gorille “Je suis content que tu sois là”. Le gorille dit au loup “Je suis contente que tu sois là”. Le loup et le gorille chantent des chansons familières qu’on n’a jamais entendues. On reconnaît à chaque fois un souvenir qu’on n’a pas encore. Le loup se tient derrière la table qui porte les instruments, il porte des bottes et un short et ses jambes sont tendues écartées comme un A. Il y a une chanson qui parle d’un incroyable pet sur l’autoroute et l’histoire du gorille et du loup continue. Aurélie William Levaux et Baptiste Brunello se rapprochent de nous et iels portent toustes les deux des lunettes avec rétroviseur intégré qui leur permettent de lire des paroles écrites à l’envers sur la télévision derrière. Le loup galère et le gorille s’agace. Une tension monte. Heureusement, la casquette orange et blanche d’Antoine Bellanger arrive. Antoine Bellanger s’installe sur le côté et chante une chanson. Aurélie William Levaux, Baptiste Brunello et le public regardent et écoutent Antoine Bellanger chanter. “À plus tard” dit Antoine Bellanger. La pause s’arrête et l’histoire d’Aurélie William Levaux et Baptiste Brunello reprend. L’histoire devient de plus en plus épique, c’est une histoire d’amour de la vraie vie. L’amour du loup et du gorille se tend et se détend et les visages de Baptiste Brunello et d’Aurélie William Levaux aussi. On ne sait plus s’iels sont le loup ou Aurélie William Levaux, le gorille ou Baptiste Brunello. On ne sait plus s’iels s’agacent dans les chansons ou dans la vraie vie, et « Flo, ça va pas là le son ». Toutes les frontières sont brouillées. L’histoire déborde sur le concert et sur la réalité. Des images subliminales comme “:(” ou “CHU Lièges” apparaissent sur la télévision derrière. La voix finit de raconter l’histoire d’amour entre le loup et le gorille et nous applaudissons et nous nous demandons combien de temps Aurélie William Levaux et Baptiste Brunello continuent à être le loup et le gorille après le concert.

Il fait toujours aussi froid, même sous le hangar. Sammy Stein finit de déposer deux dernières cartes en haut du grand château devant lui. Son DJ set va commencer, et juste après, Robin Snow prendra le relais. Bien sûr, Antoine Bellanger viendra poser ses parenthèses à un moment. Nous essayons de danser pour survivre au froid. Quand nous nous couchons, nous gardons quand même toutes nos couches pour ne pas laisser la chaleur de la danse nous quitter. Entre les tentes nous pensons toustes à la même incantation. Le sang appelle le sang jusqu’au sommeil.

La flotte nous épargne toute la nuit et disparaît de Setu jusqu’à la fin. Le matin, on est rassuré·es de ne pas avoir eu si froid. Antoine Bellanger est venu chanter des chansons devant certaines tentes pour nous réveiller tout doucement. “Salut Antoine”. Nous allons prendre le petit-déjeuner au soleil sur les tables devant le hangar. On s’échange du café chaud jusqu’à ce que le sifflet et le drapeau rose nous ramènent à la crèche.

Dedans, il y a Sammy Stein et nous nous vautrons dans la paille devant lui. Le soleil rentre dans la crèche aussi. Sammy Stein est installé comme un maître de jeu de rôle. Il y a une bougie et un dessin d’entrée de caverne déplié debout devant lui, sur une table avec une nappe. Le son vient des enceintes derrière nous. On dirait la suite du DJ set d’hier soir, adapté au matin. Sammy Stein passe des paroles et de la musique et des images remplissent la crèche au milieu de nous. Nous en profitons pour nous enfouir un peu plus dans la paille et nous laissons les bouts d’histoires nous ramasser ou nous laisser flotter. Un enfant regarde très concentré une fille endormie. Sammy Stein nous diffuse des histoires de soleils qui meurent ou qui agonisent, des histoires de cosmos encore ou de cavernes, c’est le thème de la crèche cette année. Toutes nos sensations prennent de l’épaisseur, l’odeur de la paille peut presque se manger, la musique est en couleur, l’air est bleu roi ou ambré, Sammy Stein nous emmène à travers des boucles du crépuscule à l’aurore pour sauter tout le reste de la journée. On aurait pu rester là dans la paille toute la matinée à remplacer le monde dehors par le cosmos, les cavernes et l’infini.

Il y a toujours un scooter planqué quelque part sous le hangar d’une ferme. Le soleil et le ciel bleu nous attendent à la sortie de la caverne.

Au fond du champ, au bout de la ligne de tentes sous les châtaigniers, il y a une tente beaucoup plus grande que les autres. Elle est là depuis le début. On peut la visiter quand on veut. De grands motifs sont imprimés sur ses parois extérieures, des motifs gris, marron, verts, comme un paysage brouillé avec le bout du doigt, comme des masses organiques et vivantes entremêlées. Les pans de la tente claquent des fois avec le vent. Devant il y a une petite table et des tapis par terre pour attendre son tour. La performance du Yoké Collectif se vit individuellement. Nous entrons dans la tente. De l’intérieur, les formes sur la toile ressemblent plus à des bulles, à des liquides argentés qui se mélangent à la place du ciel. Des branches de bois flotté ou mort sont accrochées depuis le centre du plafond, elle pendent assez bas au-dessus du sol, en ligne tout le long de la tente. Violaine Lefur nous accueille. Elle nous demande de nous allonger sur de la paille, sous le balancement du bois mort. Il faut étendre ses membres et fermer les yeux. Violaine Lefur se place près d’une de nos mains et respire. Plus elle respire et plus sa respiration devient un souffle. Violaine Lefur souffle et nous sentons son souffle se prolonger au-delà, le long de nos membres jusqu’au milieu de notre corps. Violaine Lefur souffle à chacune de nos pointes, comme si nous étions une étoile, le bout des bras, la tête, le bout des jambes. Le vent soulève un peu le bas de la tente et souffle aussi. Nous nous enfonçons dans les souffles et nous perdons l’orientation. La tente derrière nos yeux fermés semble à la fois immense et presque contre nos joues. Violaine Lefur fait brûler quelque chose, nous ne le savons qu’à l’odeur, et nous n’entendons plus son souffle mais notre propre respiration. Et puis, Violaine Lefur dit “Ça va ?”, nous ouvrons les yeux et nous répondons oui. La tente est exactement la même que celle dans laquelle nous sommes entré·es. Nous feuilletons un peu le carnet qui sert à recueillir les émotions de celleux qui ont été soufflé·es et nous y inscrivons quelques lignes qui seront forcément une trace très pâle de ce que nous avons vécu ici. Dehors aussi, le monde est exactement le même.

Un serpent est mort tout sec entre les tas d’herbe fauchée. Son corps a gardé la forme de ses ondulations et sa tête est un peu dressée vers le haut, il est figé en mouvement comme s’il avait été foudroyé par un éclair qui ne brûle pas.

Dehors dans le champ du haut, il y a le concert de Turner Williams Jr. Il est tout seul, assis sur une chaise, avec un instrument à corde posé sur les genoux et deux enceintes autour de lui. Il paraît que c’est un instrument japonais inspiré d’un instrument indien inspiré d’un instrument européen ou quelque chose comme ça. Nous nous asseyons dans le champ que le soleil a séché. Turner Williams Jr porte un bob à larges bords qui est du même vert argenté que les bouleaux sur la colline derrière. Le bob oscille au-dessus de l’instrument et des genoux de Turner Williams Jr, comme une grande plante. On ne comprend pas très bien ce que font les mains de Turner Williams Jr sur l’instrument. Elles montent et descendent et glissent et ça fait de la musique qui plane au-dessus de tout le monde. On dirait que la musique entoure tout jusqu’à l’horizon, elle nous permet de voir les détails de l’infini du paysage. Elle s’étale en nappe jusqu’à la forêt. Turner Williams Jr est la seule figure humaine dans notre paysage, jusqu’à ce que sa tête ressemble à celle d’un arbre. Le vent ne fait aucun bruit, on ne voit que ses effets, comme les feuilles des bouleaux derrière qu’il fait clignoter. Est-ce que les insectes écoutent Turner Williams Jr eux aussi ? La musique passe d’une enceinte à l’autre et elle emmène le paysage avec elle, le paysage et la musique balancent de gauche à droite et de droite à gauche. Tout oscille avec la musique, le bob de Turner Williams Jr, les cimes des bouleaux, le vallon tout entier. La musique et le paysage deviennent la même chose. Il y a des basculements, des changements d’échelle. Notre regard se déplace et monte plus haut au-dessus du champ, au-dessus de la forêt derrière et le ciel bleu prend de plus en plus de place devant nos yeux avec Turner Williams Jr tout en bas sur la ligne d’horizon. Les nuages et le soleil ondulent aussi. Des fois, le bob de Turner Williams Jr joue une autre musique que celle qu’on entend, il oscille en avance comme si la musique le traversait en premier. Ça permet de voir la distance entre lui et nous, puis entre Turner Williams Jr et le bord du paysage. La distance s’allonge et se rétrécit et s’étire et se ramasse comme une pâte. Mais Turner Williams Jr tourne le dos à tout ça. Si le bob se relève et que Turner Williams Jr regarde devant lui, c’est nous qu’il voit. Turner Williams Jr n’est pas chef, il fait simplement partie de l’orchestre-paysage. C’est comme si la musique de Turner Williams Jr ne pouvait pas exister ailleurs qu’ici. Un unique chaton blanc d’une plante inconnue passe au-dessus de nos têtes et suit les ondulations de la musique. La musique de cordes se transforme progressivement en musique de klaxons. Elle ne plane plus, elle façonne plutôt. Elle avance et taille. Elle n’enrobe plus, elle s’insère entre les éléments. Elle dompte. Les chatons multiplient et ils se ruent au-dessus de nous vers Turner Williams Jr. La musique se transforme en animaux qui lèvent la tête en criant. Le vent arrache le bob de la tête de Turner Williams Jr qui tire et pince des cordes tendues invisibles à travers la prairie. Turner Williams Jr continue encore un peu la tête nue et puis il dit : “Je n’ai pas de fin, je fais 40 minutes”. Nous applaudissons Turner Williams Jr et le paysage, qui n’a pas de fin non plus.

Nous planons encore un peu en mangeant une dernière fois sur les tables devant le hangar. Nous faisons des allers-retours entre les tentes et les voitures pour commencer à tout remballer. Il reste encore une performance.

Caroline Thiery nous attend en bas de la pente du grand champ. Elle est debout devant un micro et des gen·tes sont assis·es à ses côtés. Caroline Thiery va nous raconter l’histoire qui s’intitule “Vie et prospérité d’Éric de Vitry-le-François”. D’abord, Caroline Thiery nous explique les règles du jeu. Il y a des figurant·es, qui seront les interprètes de ses mots. Tout le monde peut devenir figurant·e après l’introduction qui servira d’exemple. Les figurant·es attendent dans la cage aux figurant·es que Caroline Thiery énonce les personnages de la scène à venir. Les figurant·es s’avancent pour incarner le personnage présenté. Quand tous les personnages sont là, la scène peut commencer. De l’autre côté de la scène prairie, il y a une préposée au bip. Dès que le bip retentit, les personnages prennent la pose pour illustrer le récit de Caroline Thiery. Il n’y a pas d’autre règle, seul le contact physique entre figurant·es est interdit. L’histoire commence et c’est celle d’Éric, né à Vitry-le-François, de sa naissance à sa mort. Caroline Thiery raconte l’histoire et les figurant·es prennent la pose. C’est un roman photo en temps réel. Les micro-gestes et les regards qui se figent sont précisément décrits par Caroline Thiery et avec la précision, ils prennent une importance absurde et très drôle. Les bips s’enchaînent et créent des fusions d’images entre les figurant·es qui jouent l’action et celleux qui sont encore figé·es dans celle précédente. Même le silence est bippé. C’est l’inverse du cinéma muet. Il n’y a besoin d’aucun décor pour qu’une vie entière s’ancre là, que la prairie disparaisse et qu’un traîneau de chien bondisse par-dessus une rivière à la sortie d’un supermarché, ou que des photographes inondent de flashs le tapis rouge du festival de Cannes, par exemple. Les figurant·es découvrent en même temps que nous la scène qui se jouent. Iels se transforment en chiens à brushing ou en bébé de six mois sans que nous nous posions de question. Éric connaît le doute, l’échec, la rivalité, la gloire, l’oubli, la sérénité et la mort et nous rions beaucoup et applaudissons très fort sur la pente du champ pour la dernière performance de Setu cette année.

Nous traînons encore un peu devant le hangar, entre les tables, pour boire un dernier café, fumer une dernière cigarette, caresser un dernier cochon. Ambre le chien bénévole court se cacher dans l’éboulis pour ne pas prendre la voiture. Audrey Danet porte entre ses bras son mannequin au poirier comme une princesse en détresse. Quand nous repartons, tout est sec et bleu et c’est comme si la flotte n’avait jamais existé.