— Portrait aux tomates
Performance en deux parties
« (…) La performance de Valentin a lieu dans le hangar à quelques pas des cuisines qui déjà s’affairent pour le repas du soir. Au fond de cette grande salle, dans un angle, une table a été disposée sur laquelle se trouve une sorte de tableau d’affichage noir. Valentin entre depuis le public, passe sa main derrière la boîte et l’allume. Une musique est produite par un petit moteur d’orgue de barbarie qui déroule sa partition comme une langue de carton perforée (encore des langues !), Caroline, une artiste sortie des bozar de Quimper l’année où j’y suis arrivé l’assiste dans l’éjection de cette langue rigide, accompagnant les zig et les zag de papier épais. Quelques secondes passent avant que l’inventeur ne démarre avec sa machine un étrange dialogue :
Bouton tonton
Gel Zel
Magie mazie
Crever creuser
La performance se termine quand la bande de l’orgue de barbarie s’épuise, c’est-à-dire sur une durée assez courte. Il regarde un point dehors et sort en suivant ce point sous les applaudissements. La rapidité du truc semble avoir troublé, autour de moi ça rumine un peu, ça se demande ce qu’il se passe et puis comme il semble ne plus rien se passer et que même Caroline qui tenait le crachoir à la machine s’en est allée tout le monde se dirige vers l’extérieur. »
« (…) on m’accompagne dans la grande salle pour le retour de Valentin, de Caroline et de la boîte-machine-cheloue. Les deux premier·e·s compères arrivent et s’installent autour de la troisième dans une étrange impression de déjà-vu pas très lointain. Valentin allume son invention et se remet à lui parler tandis qu’en écho, cette dernière répète avec une voix nasale. Mais la machine semble récalcitrante à l’idée d’obéir à son créateur qui revient à plusieurs reprises sur des notions de plus en plus complexes : partant de syllabes pour aller vers des mots, puis des mots vers les noms et des noms vers des concepts.
Alice Alice
Jabberwocky ader acki
Cortana cortana
Mitsuku nid de coucou
La leçon se termine sur un nouvel échec, malgré les efforts manifestes fournis par cette intelligence artificiellement activée. La bande de l’orgue de barbarie s’expulse dans un ultime relâchement, il n’y a plus rien à en tirer : encéphalogramme plat, test de Turing à repasser. Valentin fixe vaguement le même point qu’il avait vaguement fixé tout à l’heure, il sort en suivant ce point tout vague sous une salve d’applaudissements. Et puis, comme rien ne se passait de plus, les un·e·s et les autres ont commencé·e·s à se mouvoir et à se déplacer, je reste un peu sur le banc de bois face au pylône central avant de me décider moi aussi à me lever et à sortir. »
→ retrouvez ici l’intégralité du texte de Robin Garnier-Wenisch
— Sans Retour
« (…) Valentin est assis sur un banc au fond de la prairie qui elle est au fond d’un vallon qui forme comme un genre de petit amphithéâtre naturel. Vêtu d’une grande chemise de flanelle rouge, il tient sur ses genoux une marionnette faite dans ce que je crois être un manchon d’isolation en polyéthylène avec des yeux, ce qui n’est a priori pas franchement banal pour un manchon d’isolation en polyéthylène surtout quand ces manchons ont des yeux comme celui-ci et que celui-ci, en plus d’avoir des yeux, a le bas de la mâchoire relié par un fil à la main droite de Valentin qui tient de son autre main (c’est à dire la gauche) un cigare fumant qui ne semble franchement pas du tout à son goût. Après quelques vapotes le manchon prend la parole, parle des épitaphes, enfin surtout d’anticiper son épitaphe pour ne pas laisser aux autres le soin de la trouver à notre place. Ce manchon érudit n’est pas avare en anecdotes : il nous parle de Jacques II de Chabannes de La Palice, mort en 1525 lors du siège de Pavie, en Lombardie, aux côtés de François 1er. Il nous parle pas tant de Jacques II de Chabannes de La Palice mais surtout de sa veuve (impossible de retrouver son nom) qui fit écrire ces mots sur sa tombe ramenée en France : « Hélas, La Palice est mort, il est mort devant Pavie, hélas s’il n’était pas mort, il ferait encore envie. » Il nous parle aussi d’un poète, Bernard de la Monnoye qui fit exprès de confondre le « F » et le « S », deux siècles plus tard. Cela donna « s’il n’était pas mort, il serait encore en vie » et inventant par le même coup la première Lapalissade. Le manchon nous expose ses conclusions, notamment que toute épitaphe devrait être avant tout une affaire de vivant et en ce cas : comment concevoir une épitaphe pour l’humanité toute entière ? Et qui pourrait bien écrire celle-ci ? Des tardigrades dressés durant des siècles et des siècles à cette seule fin ? Non, plutôt que des tardigrades, une sorte d’égoïsme collectif qui consisterait à imaginer chacun son épitaphe de son vivant et ce afin que l’humanité entière dispose d’une épitaphe et donc se passe de tardigrades.
Conçois ton épitaphe de telle sorte qu’elle puisse devenir une épitaphe universelle
En me relisant je me rends compte que je n’avais pas pensé à la proximité entre ce que j’avais pu voir ici et ce que j’avais pu lire là-bas, cette proximité c’est la lecture de “Ce que Sylvère Lotringer n’écrivait pas”, un entretien mené par François Aubart & Piron dans lequel l’éditeur de Semiotexte parlait de son auto-interview sans public produite en 1985 pour lui et deux magnétophones “Les confessions d’un ventriloque”, ça me revient alors j’en parle, sûrement parce que j’ai faim aussi et que mon ventre à sa manière cherche à me rappeler quelque chose. »
→ retrouvez ici l’intégralité du texte de Robin Garnier-Wenisch